Pages

vendredi 5 mars 2010

Tetris.
Aux alentours de ma 12e année, le Père Noël nous a offert, pour la fête de Nouvel An, un jeu électronique - tetris. Ma soeur étant encore trop petite pour ce type de jeu, c'était moi et ma mère qui nous disputions le droit d'y jouer. Le jeu était très captivant, nous pouvions passer des heures à appuyer sur les boutons... Je jouais mieux que ma mère, mais il m'a quand même fallu beaucoup de temps pour réussir à passer le niveau 9 du jeu, le plus avancé. Les pièces du jeu descendaient très vite, et il fallait être très adroit pour les caser là où il le fallait. A un certain moment, lorsque l'attention diminuait d'un rien, arrivait la première erreur, qui entraînait tout de suite une série d'autres, très vite, les pièces en désordre atteignaient le bord supérieur de l'écran et le jeu se terminait.
Au moment où l'on voyait la première erreur, on avait le choix entre reprendre vite ses esprits et essayer de la corriger, ou bien laisser tomber toutes les pièces, terminer cette partie (par un échec), et recommencer une autre. Le plus souvent, je choisissais la deuxième solution, trop accablée par l'erreur... Alors, je regardais tomber les pièces de tetris, dans le désordre, j'avais un fort sentiment d'impuissance, de déception, de qch d'incontrôlable et de dépassant mes forces...

Après les vacances du Nouvel An 2002, je devais rentrer à SPb, le billet de train avait déjà été acheté. J'avais 22 ans, j'étais en 1 année de doctorat, et je devais commencer mon stage pédagogique à la faculté de RGPU au deuxième semestre. Je quittais notre village un soir de janvier, pour aller en bus à Syktyvkar (où je devais prendre mon train). Comme toujours dans ces cas-là, je passais par la rue de mes grand-parents, pour leur dire au revoir. Comme toujours... Tout était comme toujours, sauf mon grand-père. Il avait un cancer de poumon, diagnostiqué très tard, et il était en train de mourir lentement, sans même savoir de quoi il souffrait (on lui cachait le diagnostique). Il était tout le temps allongé sur son canapé, sans force, avec des douleurs partout. Ma grand-mère connaissait la maladie de mon grand-père et souvent pleurait en cachette. L'état de mon grand-père se dégradait de jour en jour: selon les médecins, il ne lui restait plus beaucoup de temps...
Ce soir-là, je savais, que j'allais le voir pour la dernière fois. C'était l'homme le plus proche de moi, non seulement parmi toute ma famille, mais parmi tout le monde des êtres vivants. Mon unique ami. Je savais qu'il ne fallait pas pleurer devant lui, j'avais des bourdonnements dans ma tête, et je n'imaginais pas lui dire adieu...
Juste avant notre sortie de la maison de mes parents (mes parents m'accompagnaient tous les deux), l'électricité dans tout le village a été coupé. Cela arrivait souvent dans le village, à cause des vents violents et du froid, on y était habitué.
Lorsqu'on est arrivé chez mes grands-parents, ma grand-mère avait déjà allumé une bougie dans la cuisine. Mon grand-père était allongé dans le salon.
Je suis entrée chez lui, ma grand-mère a apporté une bougie qu'elle a mis sur la table. J'étais devant lui. Je repoussais la conscience d'une "Dernière fois". Ma voix se devais d'être optimiste et encourageante, pensais-je. "Grand-père! Je pars! Allez, soigne-toi bien!" Il s'est tourné vers moi, sans se lever. "Oui, vas-y". Il était dans la pénombre, la flamme de la bougie avait des spasmes violents, les ombres dansaient sur son corps. Il m'a tendu sa main. "AU REVOIR, Grand-père". Sans tourner la tête, j'ai vu derrière mon dos ma grand-mère prendre le bout de son fichu dans sa bouche pour étouffer des sanglots, ma mère pleurait sans aucun bruit dans le noir à deux pas de moi. Mon père a disparu. Tout était presque surréaliste, comme dans un cauchemar.
...Le temps de lui tendre ma main m'a paru d'être une éternité et en même temps le temps le plus court qui soit. Je ne devais pas pleurer! Je serrais sa main, et le monde s'écroulait autour de moi...
Tetris, tetris...
Les pièces incontrôlables tombent avec une vitesse effrayante. Elles m'anéantissent, détruisent le monde qui est le mien.
Tetris, je ne connais pas de pire sentiment.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire